vendredi 21 avril 2017

Élection présidentielle (1939)


Circonstances et cadre

     Le choix du dessin de Jean Routier publié aujourd'hui est bien sûr guidé par l'actualité électorale. Il invite à jeter un regard sur la présidentielle de 1939, il y a 78 ans. Les différences sont notables puisque le cadre est celui de la IIIe République :
     - un président arbitre plus que chef d’État ;    
      - un corps électoral restreint (910 votants) ;
     - des candidatures tardives ;
     - ni programme, ni débat.
     En théorie, les pouvoirs d'un président de la IIIe République, définis par les lois constitutionnelles de 1875, ne sont pas minces : élu pour 7 ans, il nomme les ministres, a l'initiative des lois, promulgue les lois et en assure l'exécution, négocie et ratifie les traités, dispose de la force armée, nomme à tous les emplois civils et militaires, peut dissoudre la Chambre des députés. Mais ces pouvoirs sont verrouillés : chacun de ses actes doit être contresigné par un ministre ; la dissolution se fait sur avis conforme du Sénat ;  la promulgation ne peut être refusée sauf à demander une nouvelle délibération ; les ministres sont solidairement responsables devant les chambres.  Dans la pratique, la crise de mai 1877 (une dissolution ratée), en discréditant le recours à ce droit, a affaibli le pouvoir présidentiel. Surtout, naît à cette occasion une fonction qui n'était pas prévue par les lois constitutionnelles de 1875, celle de Président du Conseil des Ministres, véritable chef du gouvernement. Au total, le seul réel pouvoir du président de la République réside dans le choix du président du Conseil, qu'il ne peut toutefois révoquer [1].

 Le dessin

     La couverture du Cri de Paris du 30 décembre 1938, intitulée "1939 - La course au Fauteuil" évoque le prochain remplacement d'Albert Lebrun, président de la République qui avait été élu le 10 mai 1932, après l'assassinat de Paul Doumer. Le terme légal de son mandat est donc le 10 mai 1939. Selon la constitution de 1875, Un mois avant le terme légal des pouvoirs du Président de la République, les chambres devront être réunies en Assemblée nationale pour procéder à l'élection du nouveau Président. Mais, fin décembre 1938,  moins de quatre mois avant l’élection, la liste des candidats n'est pas connue. La presse en est réduite à des supputations, ce que reflète le dessin de Jean Routier.
     On y voit Albert Lebrun s'empressant de quitter son fauteuil présidentiel, marqué du sigle R F (République Française), sur lequel il a laissé la grand-croix de l'ordre de la légion d'honneur et un sceptre (?) surmonté du bonnet phrygien,  tandis que Jules Jeanneney, président du Sénat, sifflet en bouche, s'apprête à donner le départ de la compétition à cinq coureurs.

Le cri de Paris n° 2179 - vendredi 30 décembre 1938 
source : Bibliothèque historique de la ville de Paris (cl. de l'auteur)

     Premier enseignement du dessin : Albert Lebrun ne se représenterait pas. Un nouveau-bail, Dieu m'en garde ! aurait-il dit à un interlocuteur, selon Le Cri de Paris [2]. Son septennat avait été agité : Pauvre Monsieur Lebrun ! La fin de son septennat approche. Il touche à la délivrance de sa terrible magistrature. Il a tout vu : violation des traités, début de guerre civile, menace de guerre étrangère, abaissement de la moralité d’État. Pourvu qu'il ne voie pas plus étonnant encore ! [3]. La très complète biographie rédigée par Eric Freysselinard, son arrière petit-fils, confirme cette intention première [4]. D'une part, A. Lebrun ne voulait pas déroger à la règle - non écrite - selon laquelle le renouvellement du mandat présidentiel était contraire à l'esprit de la constitution ; d'autre part, âgé de 67,5 ans, il aspirait à une vie moins agitée. C'est aussi l'âge (75 ans) qui a fait reculer Jules Jeanneney (1864-1957), président du Sénat depuis 1932.


Dessin et photographie
Détails du dessin de Jean Routier (cl. de l'auteur)
Détail du portrait officiel de Lebrun (Agence Meurisse, 94345A)
 et d'une photographie de presse de Jeanneney (Agence Mondial, 2223) 
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


     Deuxième point : quels sont les candidats à la succession ? Selon Le Cri de Paris du 30 décembre, Une seule candidature est semi-officielle, celle de M. Édouard Herriot, président de la Chambre. L'hebdomadaire ajoute : Qui opposera-t-on à M. Herriot ? M. Henri Roy, M. Henry Bérenger, M. Queuille ou M. Piétri ?

      Ce sont eux que Jean Routier a croqués. J'en ai recherché le modèle possible.

Dessin et photographie
Détail du dessin de Jean Routier (cl. de l'auteur)
Détails de photographies de presse (Agence Meurisse)
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


      Voici un bref rappel de leur carrière avant 1940.

- Édouard Herriot (1872-1957) :  maire de Lyon de 1905 à 1940 ; président du Conseil à trois reprises (1924-25 ; 1926 ; 1932) ; président de la Chambre des députés (1936-1940). Radical.

- François Piétri (1882-1966) : député de Corse de 1924 à 1940 ; ministre de 13 gouvernements entre 1929 et 1936. Républicain de gauche.

- Henry Bérenger (1867-1952) : sénateur de Guadeloupe de 1912 à 1940 ; ambassadeur à Washington en 1926-28. Radical socialiste ; Gauche démocratique.

- Henri Queuille (1884-1970) : député de Corrèze de 1914 à 1935 ; sénateur de Corrèze de 1935 à 1941 ; ministre de 19 gouvernements entre 1920 et 1940, notamment à l'Agriculture. Radical socialiste.

- Henri Roy (1873- 1950) : député du Loiret de 1906 à 1919 ; sénateur du Loiret de 1920 à 1940 ; une fois ministre. Radical ; Gauche démocratique.

     Quant au lorrain Albert Lebrun (1871-1950), ingénieur du corps des Mines, sa carrière construite en Meurthe-et-Moselle (conseiller général dès 1898, puis président du Conseil général de 1906 à 1932) l'a conduit à être député (1902-1919), ministre à plusieurs reprises, sénateur (1920-32), président du Sénat (1931-32). Alliance démocratique (Centre droit).

L'élection

     La situation se décante en mars 1939, mais lentement. Le conseil des ministres du 10 mars a fixé l’élection présidentielle au 5 avril. Comme rappelé plus haut, elle est le fait des parlementaires - députés et sénateurs - réunis en Assemblée nationale à Versailles. La lecture de la presse de fin mars reflète l'incertitude régnante. 
     Par exemple, Le Journal du 29 mars titre : A huit jours de l'Assemblée nationale. Qui sera élu président de la République ? L'article rappelle les instances dont Albert Lebrun est l'objet et pèse les chances de chacun, sachant que ni M. Jeanneney, ni M. Herriot, ni M. Daladier, ne brigueront les suffrages. Édouard Daladier, président du Conseil, était pourtant un candidat possible, mais ses amis le pressaient de rester à Matignon. Restent donc Bouisson, Piétri, Queuille, Roy et Justin Godart, sénateur radical socialiste du Rhône. La seule candidature sérieuse est celle de Fernand Bouisson 1874-1959), député des Bouches-du-Rhône depuis 1909, éphémère président du Conseil (6 jours en juin 1935) et ancien président de la Chambre des députés (1927-1936),  socialiste mais ami de Pétain et soutenu par Laval, ce qui décidera Daladier à soutenir Lebrun. 
     Puis les choses se précipitent le jeudi 30 avril, avec les démarches successives des présidents des deux Chambres - Jeanneney par mandat du Sénat et Herriot à titre personnel - qui demandent au président d’accepter le renouvellement de son mandat. Ces sollicitation officielles, s'ajoutant à bien d'autres parmi lesquelles les souhaits des souverains anglais à l'occasion d'une visite présidentielle à Londres le 21 mars, achèvent de convaincre Albert Lebrun d'accepter la perspective d'un second mandat [5]. Une dépêche d'Havas, le lundi 3 avril, annonce que M. Lebrun "accepte de laisser poser sa candidature", ce qui entraîne le retrait des candidatures de Roy, Queuille, Piétri et Bouisson.

Ce Soir, 4 avril 1939
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

     Le mercredi 5 avril, à Versailles, Lebrun est réélu au premier tour de scrutin par 506 voix contre 151 à Albert Bedouce (SFIO) et 74 à Marcel Cachin (communiste), candidats de principe ; 173 voix se sont dispersées sur des non-candidats [6].
     Lebrun qui espérait une "élection consensuelle" aurait été déçu par ce résultat (55,6 % des suffrages exprimés et une baisse par rapport à l'élection de 1932 où il avait recueilli 633 voix). Le nouveau septennat débute le 11 mai.
     Routier n'eut pas l'occasion de faire le dessin de couverture du numéro suivant cette réélection qui fut confié à l'illustrateur Plus, mais Le Cri de Paris réutilisa en pages intérieures une caricature, déjà publiée dans un numéro précédent [7].


Le cri de Paris n° 2193 - vendredi 7 avril 1939  : dessin non signé de Jean Routier
source : Bibliothèque historique de la ville de Paris (cl. de l'auteur)


 Le cri de Paris n° 2192 - vendredi 31 mars 1939  : dessin signé de Jean Routier
source : Bibliothèque historique de la ville de Paris (cl. de l'auteur)

      Jean Routier avait aussi représenté à plusieurs reprises le Président dans les vignettes séparant les échos du journal. En voici quatre exemples entre 1934 et 1939, illustrant discours, visites officielles, ou plus simplement goût de l'équitation.


     Le résultat de l'élection est en général favorablement accueilli par les quotidiens parisiens : "...un fait incontestablement heureux" (Le Petit Parisien) ; "La France continue..." (Le Matin) ; " Il était souhaitable que M. Lebrun se succédât à lui-même" (Le Petit Journal) ; "...la solution la plus opportune... le bon sens national..." (Le Figaro) ; "...l’œuvre commencée continue..." (Le Temps). Le Journal est plus nuancé : "Ce résultat, certes honorable, eût pu, sans aucun doute, être plus net. (...) Si l'élection du chef de l’État, aux heures graves que nous traversons, alors que la paix est menacée de toutes parts n'a pas été l'occasion de la manifestation d'unanimité nationale qu'on devait espérer, elle apporte néanmoins un réconfort certain". Le Journal souligne notamment la confusion créée par "la détermination un peu tardive du président" et l’attitude des partis d'extrême gauche qui auraient voulu en faire une élection politique. 

Le Journal, 6 avril 1939
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

     A gauche, le ton est différent. L'Oeuvre (radical socialiste) titre : "Revenons aux affaires sérieuses". Léon Blum signe un éditorial sévère dans Le Populaire : "Eh bien ! Pour un joli travail, c'est un joli travail. (...) Il n'a pas été porté par un grand mouvement spontané ; il a été charrié par une suite de pressions et d'intrigues". Enfin, L'Humanité y voit "...une aventure sans gloire et sans grandeur (...) un épisode peu brillant."

Le Populaire, 6 avril 1939
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

     Un dessin de Cabrol et un autre de Gassier [8] commentent cette réélection.

L'Humanité, 7 avril 1939. Dessin de Cabrol
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France




Lebrun succède à Lebrun, et Daladier, président du Conseil reste en fonction
Le Petit Parisien, 10 mai 1939. Dessin de Gassier
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France



     Le second mandat d'Albert Lebrun sera abrégé suite au vote des pleins pouvoirs constituants du 10 juillet 1940 au maréchal Pétain qui mettra fin à la IIIe République. Sur cette période qui dépasse le cadre de ce billet, on lira avec profit la biographie écrite par E. Freysselinard qui donne un éclairage nuancé sur la position - tout à fait méconnue - du Président Lebrun, isolé et conduit, par légalisme, à promulguer la loi constitutionnelle faisant disparaître sa fonction.

 

Notes

[1]  Loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics. Les textes constitutionnels sont consultables ici : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/les-constitutions-de-la-france/constitution-de-1875-iiie-republique.5108.html
[2] Le Cri de Paris, n° 2173, 18 novembre 1938, p. 9.
[3] Le Cri de Paris, n° 2170, 28 octobre 1938, p. 6.
[4] FREYSSELINARD (Éric). - Albert Lebrun. Le dernier Président de la IIIe République. Paris : Belin, 2013, 587 p., 1 cahier de XVI pl. h.-t. [p. 443-448].
[5] Selon Éric Freysselinard, c'est une candidature de rassemblement, susceptible d'assurer la stabilité et la continuité dans une France divisée et une Europe troublée (p. 444). Le message lu devant les Chambres le 11 mai reprendra les mêmes thèmes : "unité française", "France calme, résolue" ; "souci de la stabilité et de la continuité", "sauvegarder ces règles du droit international" (p. 447-448).
[6] Herriot : 53 ; Godart : 50 ; Bouisson : 16 ; Piétri : 10  ; divers : 44. Tous les quotidiens datés du 6 avril (7 avril pour les journaux du soir) relatent avec plus ou moins de détails la journée de Versailles. Ils sont en ligne sur Gallica. Les journaux de province ne sont pas en reste : par exemple, un récit très détaillé dans Cherbourg-Eclair du 6 avril 1939 : http://www.normannia.info/npdf/50CHERBOURGE/1939/04/06/50CHERBOURGE_1939-04-06_P_0001.pdf
[7] Jean Routier tenait la couverture du Cri de Paris depuis le 6 décembre 1931. En 1939, sa participation devient épisodique après le 3 mars, pour des raisons qui m'échappent, et cesse avec le n° 2213 du 27 août.
[8] Le dessin de Gassier a été reproduit dans l'ouvrage de E. Freysselinard signalé ci-dessus (pl. XIII h.-t.), mais sans référence, l'éditeur ayant supprimé toutes les notes. Grâce à Gallica, il n'a pas été trop difficile d'en retrouver l'origine.

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