samedi 2 août 2014

Mobilisation (2 août 1914)



     





     Comme tous les Français de sa génération en état de porter les armes, Jean Routier est mobilisé  suite au décret du Président de la République. Le premier jour de mobilisation indiqué sur les affiches placardées sur tous les murs est le 2 août. Chaque réserviste doit se rendre au lieu indiqué sur son livret militaire.

     Celui de Jean Routier lui enjoint d'être dès le 3 août avant 4 heures de l'après-midi à la caserne du Muy Saint-Charles, à Marseille, pour être incorporé au 341e Régiment d'Infanterie.






Livret militaire de Jean Routier - Coll. A.Z. (cl. de l'auteur)


      Jean est alors sergent. Engagé volontaire en novembre 1904 et incorporé au 39e Régiment d'Infanterie (Rouen ?), il a bénéficié d'une disposition de la loi de 1889 réduisant, pour les jeunes gens issus des grandes écoles, le service militaire à un an  (au lieu de trois). Il est en effet à l'École des Langues Orientales, mais songe déjà semble-t-il à se présenter au très sélectif « concours des places » de l’École Nationale et Spéciale des Beaux-Arts. Deuxième classe jusqu'à son placement en disponibilité en septembre 1905 avec le grade de caporal. Il est promu sergent le 1er avril 1906, et accomplit plusieurs périodes d'exercice obligatoire en 1907, 1910 et 1913. 



 Jean Routier en 1904-1905, au 39e R.I  - Coll. SZR. (cl. de l'auteur)


      Je ne dispose d'aucun document de l'intéressé sur ces journées du début d'août 1914. Heureusement, son frère a laissé quelques notes.


Le témoignage de Daniel  

      Daniel, son frère cadet, interne des hôpitaux de Paris a accompli son service militaire au 27e bataillon alpin de chasseurs à pied, en garnison à Menton, du 7 octobre 1905 au 18 septembre 1906, en bénéficiant comme son frère des dispositions de la loi de 1889. Soldat de 2e classe, puis médecin auxiliaire à compter du 24 avril 1906. En 1914, il est mobilisé au 15e groupe de brancardiers de corps, à Marseille.
     Il tient un carnet "Guerre de 1914" du samedi 1er août 1914 au 28 avril 1915, dans lequel il décrit son activité quotidienne. C'est par ce carnet - conservé par sa petite fille qui a bien voulu me confier le soin de le transcrire - que nous avons quelques nouvelles de Jean. 












Carnet "Guerre de 1914" de Daniel Routier -
Coll. S.Z.R. (cl. de l'auteur)



 En voici quelques extraits 
Samedi 1er août : (...) " Jean et Suzy sont partis en auto pour un voyage dans les Alpes." [Jean Routier marié en février 1911, avec Suzanne Laurans, était père d'une petite fille, Alice, depuis août 1913].

Dimanche 2 août : (...) " Papa est rentré d'Astaffort, mais pour le moment il est sorti. Il est allé avenue de la Bourdonnais, chez Jean, chercher son livret." (...)

"Jean, paraît-il, n’ayant pas son livret est parti aujourd’hui dimanche pour Marseille."

Mercredi 5 août

 

     "Je me lève à 7h. Le temps est radieux. Après le petit déjeuner, je vais chez le coiffeur et me fait tondre au n° 1. Puis je vais à la caserne Muy St Charles. Là le sergent me renvoie à la nouvelle Faculté des Sciences où l’on a logé la réserve du régiment. J’entre et je tombe aussitôt sur Jean déjà habillé en sergent. Il est arrivé à Marseille après 42 heures de train le Lundi après midi . Nous nous racontons mutuellement nos péripéties et il me présente le soldat Moulonguet, cousin de mon collègue et secrétaire général de la Nièvre.
    Je quitte Jean à 10 h et vais au Rouet. Je passe au bureau, on me renvoie au lendemain pour toucher mon indemnité de mise en campagne et après m’avoir fait faire ma plaque d’identité je vais au magasin d'habillement où je rencontre Cambéssédès mon collègue de Paris. On me donne un équipement d’homme de troupe : petite veste, pantalon rouge, capote, képi, brodequins et un revolver. Grâce à l’amabilité du sergent Jean, je touche un quart, une trousse, la quantité plus que suffisante de galon, des caducées et une cantine. "
 (...)
[Le soir Daniel dîne avec Jean au Terminus ] " Le dîner est excellent, je bois de la bonne bière bien fraîche et je mange beaucoup de beurre."

    " Nous écourtons notre séjour à table postprandial,  car Jean doit être à 9 h à son quartier. C'est à deux pas, nous y allons. Les abords de la faculté où se trouve le 341e sont noirs de monde, hommes, femmes et enfants qui viennent faire leurs adieux à leurs parents qui partent. Les couloirs sont noirs, néanmoins nous pénétrons dans la salle couverte de paille où Jean a sa place pour dormir.
     Longtemps là nous causons, puis n’ayant pas de cigarettes je sors avec lui sur le pas de la porte. Un de ses hommes m’offre du tabac qu’au goût je reconnais être du Maryland.
      Jean et moi sommes assis sur les marches dans le noir. Soudain surgit un officier, un capitaine qui cherche ses hommes pour les rassembler. Le 341e part pour la Bocca cette nuit et c'est la 1ère compagnie qu'on met en route. Le capitaine armé d’une lampe électrique de poche cherche dans l’ombre les hommes équipés, il est nerveux, il fait circuler les parents, les femmes, les hommes non équipés ; il tombe enfin sur ceux qui sont assis sur les marches de la porte. Prudent je m’esquive, mais Jean et les autres ne bronchent pas ; le capitaine est furieux, il voit un sergent et l’interpelle, c’est Jean, il lui donne l’ordre de rentrer en lui disant : « Ce n’est pas la caserne ici, nous sommes en temps de guerre ! ». Jean rentre, moi j’attends que l’irascible capitaine ait pris de la distance.
     Au bout d’un moment je rentre dans le bâtiment et trouve Jean étendu sur la paille à coté de Moulonguet. Je reste encore quelque temps avec lui et à 11 h je le quitte, nous nous embrassons, c’est pénible de quitter mon pauvre Jean ; pour le moment je ne m’inquiète pas car je sais qu’il part pour la frontière italienne."

     De fait, le 6 août, le 341e quitte Marseille mais ne semble pas gagner la frontière italienne comme l'affirme son historique sommaire [1], mais Mouans-Sartoux, entre Cannes et Grasse, où il s'entraîne (marches, tirs) et s'organise du 7 au 19 août, avant de s'embarquer en gare de Cannes la Bocca,pour se porter sur la Meuse. Le 22 août, il débarque à Saint-Mihiel et  Bannoncourt, où il est affecté à la défense mobile de Verdun [2].
Daniel quant à lui rejoint la région de Nancy et participe à l'avancée rapide du XVe corps d'armée en Lorraine (affaire de Dieuze) et à sa retraite [3]. 

Les deux frères auront l'occasion de se revoir, un peu plus tard, en Lorraine. 

Notes

[1] Historique sommaire du 341e Régiment d'Infanterie pendant la guerre 1914-1918. Nancy - Paris - Strasbourg : Imprimerie Berger-Levrault, 32 p. (http://tableaudhonneur.free.fr/341eRI.pdf)
[2] Journal de marches et opérations du 341e (cote : 26 N 756/5) ; en ligne sur http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/arkotheque/inventaires/ead_ir_consult.php?&ref=SHDGR__GR_26_N_II)
[3] JMO du 15e corps d'armée, direction du service de santé, groupe de brancardiers de corps (cote : 26 N 157/12) ; en ligne sur http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/arkotheque/inventaires/ead_ir_consult.php?&ref=SHDGR__GR_26_N_I


 




Famille


     Jean Routier, né en 1884, est l'aîné d'une fratrie de trois : un frère, Daniel, né en 1887 ; une sœur, Suzanne, née en 1891. C'est la première génération "parisienne" d'une famille issue du Lot-et-Garonne  où elle conserve de fortes attaches.


  
  Daniel, Suzanne et Jean Routier - cl. non daté [c. 1897 ?] - coll. SZR

 

 Voici un arbre généalogique simplifié :

 

 

Du coté paternel,

le père Arnaud Edmond Routier (1853-1935) est médecin. Après des études à Agen, il monte à 
Paris et y mène une brillante carrière de chirurgien des hôpitaux qui le conduit à l'Académie de Médecine (1914). Cette profession est une tradition familiale : son arrière grand-père, son père, furent médecins ainsi que deux de ses cousins.


Du coté maternel,

la documentation est pour l'instant moins fournie. La mère,  Marie-Louise Hélène Griveau (1860- 1938) avait semble-t-il deux frères artistes peintres : Lucien (1858-1923) et Georges (1863-1943), tous deux assez célèbres pour figurer dans les dictionnaires spécialisés : Curinier [1], Bénézit, Allgemeines Künstler-Lexikon [2], ou avoir des tableaux dans des collections publiques (musée d'Orsay, Bordeaux).



     Que Jean ait fait une carrière artistique et Daniel une carrière médicale ne doit pas conduire à  formuler des conclusions hâtives sur les vocations professionnelles. On ignore tout aussi bien des pressions  que des influences  familiales sur ces choix. [3]


Réévaluation des sources

      Mon premier billet faisait état d'une documentation restreinte et de l'absence de témoignages. Ce n'est plus totalement vrai. Ma recherche m'a conduit, via une habitante d'Astaffort soucieuse de retracer l'histoire de sa maison et des ses anciens occupants (le Dr Arnaud Routier, père de Jean) et passionnée de généalogie, à retrouver des descendants de cette famille : d'abord, la petite-fille de Daniel et donc petite-nièce de Jean Routier ; puis plus tard, le petit-fils de Jean. Ils ont bien voulu m'accueillir, m'écouter et m'ouvrir leurs dossiers. De nouveaux documents, plus personnels, sont donc venus s'ajouter à la production imprimée et aux archives administratives, elles-mêmes plus nombreuses que je ne l'espérais. Le dépouillement, en cours, prendra encore du temps.
     Mais cela ne change rien à la démarche - collecter les pièces du puzzle -  qui se veut pointilliste et minutieuse, ni à la difficulté de dresser le catalogue de l’œuvre artistique.

 Notes 

[1] Curinier (C.-E.) dir.- Dictionnaire des contemporains. Paris : Office général d'éd. de librairie et d'impr., 1899-1919, t. 2, p. 80 (en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k82885h/f92.image)

[2] Allgemeines Künstler-Lexikon. München - Leipzig : K. G. Saur, 2009, Bd 62, p. 386-387.

[3] Une exposition "Daniel-Adrien Routier dit D.A.R. (1887-1963)" se tient tout l'été 2014 au musée Rignault, à Saint-Cirq-Lapopie (Lot). Ce cardiologue nourrissait aussi un talent de peintre. A cette occasion sont aussi exposées quelques œuvres de Jean  et quelques documents le concernant.